Publication trimestrielle du Laboratoire
d'analyse et d'architecture des systèmes du CNRS
© LAAS-CNRS
Jean-Claude Laprie, directeur de recherche au CNRS, directeur du LAAS de 1997 à 2002, médaille d'argent du CNRS, est le lauréat 2009 du grand Prix EADS de l'Académie des sciences en informatique. Il revient, aujourd'hui âgé de 65 ans et donc au terme administratif d'une vie professionnelle entièrement vouée à la recherche, sur sa vie de chercheur.
L'annonce du grand Prix de l’Académie des sciences en Informatique m’a fait extrêmement plaisir. D’abord du fait de l’énoncé du Prix qui récompense l’ensemble des travaux d’une personnalité scientifique dans un laboratoire français, qui a contribué de manière exceptionnelle au dynamisme et au rayonnement de la recherche en informatique tout en établissant une coopération remarquable avec l’industrie. Ensuite, le moment de ma vie où ce Prix vient : je suis à quelques mois de la fin officielle de mon activité professionnelle, même si dans les faits elle se prolongera par un éméritat.
Ce prix salue donc l’ensemble de la vie professionnelle d’un chercheur. La Lettre du LAAS m’ayant ouvert ses colonnes, je saisis cette occasion pour revenir sur ma vie de chercheur. Après un bref résumé, j’aborde successivement contributions scientifiques, relations industrielles, tâches de direction, projets européens, place dans la communauté internationale, tâches d’enseignement, et bien sûr le CNRS qui m’a permis de vivre cette vie passionnante. Plutôt qu’une relation factuelle, j’ai choisi de mettre l’accent sur les principes qui m’ont guidé et les enseignements que j’ai tirés, et donc de dégager, ce faisant, ma vision du métier de chercheur.
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Tout commence lorsque, en troisième année de l'ENSICA, je réponds à une offre, par deux de mes professeurs, Alain Costes et Christian Durante, de thèse de docteur-ingénieur au LAAS sur la commande d'attitude de satellites géostationnaires par propulsion ionique. C’est pour moi l’occasion de goûter un peu à la recherche, avant d’aller dans l’industrie. Mais j’attrape le virus de la recherche : le LAAS est alors récemment créé, et son fondateur Jean Lagasse sait insuffler de l’enthousiasme ! Une fois ma thèse soutenue, et le service militaire accompli comme Appelé scientifique du contingent, je réussis le concours d’entrée au CNRS. Je m’oriente alors vers la sûreté de fonctionnement informatique qui sera l’objet de ma thèse d’État, soutenue en 1975, et vers lequel j’entraîne des chercheurs qui m’entourent. Je deviens, fin 1975, responsable de ce qui sera le groupe de recherche Tolérance aux fautes et sûreté de fonctionnement informatique (TSF) du LAAS. En 1992, la pratique depuis 1971 des relations industrielles me permet de fonder le LIS, Laboratoire d’ingénierie de la sûreté de fonctionnement, laboratoire commun réunissant le LAAS, Matra Marconi Space (devenu depuis Astrium) et Technicatome (devenu depuis Areva-TA), auxquels se joignent, en 1996, l’Aérospatiale (aujourd’hui EADS Airbus), EDF et Thomson-CSF (aujourd’hui Thales). Je conduis le LIS, et toujours le groupe TSF, jusqu’à fin 1996 et ma nomination de
directeur du LAAS, fonction que j’exercerai durant six ans. Après ce mandat, les années 2003 et 2004 ont été dominées par l’organisation du Congrès mondial de l’informatique, qui s’est tenu à Toulouse en Août 2004, et qui a rassemblé 1200 participants. J’ai ensuite constitué le Réseau d’excellence européen ReSIST (Resilience for Survivability in Information Society Technologies), que j’ai coordonné de janvier 2006 à mars 2009.
L’intérêt et l’importance de la sûreté de fonctionnement informatique n’ont fait que se renforcer au fil du temps, même si l’évolution scientifique et technologique a naturellement influencé le cours des travaux. Les sources de défaillance prédominantes ont évolué des pannes matérielles aux défauts logiciels, complétés depuis l’ouverture des systèmes informatiques par les attaques malveillantes et, en raison de la complexité des systèmes actuels, par les erreurs de configuration. La sûreté de fonctionnement informatique est donc un domaine aussi durable que l’informatique
elle-même, et offre des opportunités sans borne temporelle pour qui sait évoluer.
Les contributions scientifiques
La source majeure de la notoriété qui m’est accordée réside dans la structuration et la formulation des concepts de base de la sûreté de fonctionnement et de la terminologie associée. La sûreté de fonctionnement, définie comme la délivrance d’un service de confiance justifiée, est vue comme un concept intégrateur, structuré en attributs (fiabilité, disponibilité, sécurité, confidentialité, intégrité, maintenabilité), en moyens (prévention, tolérance, élimination, prévision des fautes), et en entraves (fautes, erreurs, défaillances). Cette vue est maintenant la référence, en
France et dans la communauté internationale. Les nombreuses références aux articles et communications que j’ai produits à ce propos depuis 1982, et l’ouvrage en cinq langues (anglais, français, allemand, italien et japonais) intitulé Dependability : Basic Concepts and Terminology, que j’ai publié chez Springer- Verlag en 1992 en sont le signe. Et de façon encore plus significative, le changement de nom des principales conférences du domaine, qui ont substitué dependability (sûreté de fonctionnement en anglais) à fault tolerance, qu’il s’agisse de la conférence phare (Fault-Tolerant Computing Symposium, devenue Conference on Dependable Systems and Networks), ou des conférences régionales (Europe, zone
Pacifique, Amérique du Sud). Enfin, le caractère intégrateur de cette vue a beaucoup contribué à la structuration des activités de la communauté, et à son rapprochement avec d’autres, en particulier celles des méthodes formelles et de la sécurité informatique. Je poursuis cette activité, en collaboration avec des collègues et amis américains et britanniques, Al Avizienis de UCLA et Brian Randell de l’Université de Newcastle upon Tyne.
Mes autres contributions ont porté sur l’évaluation probabiliste de la sûreté de fonctionnement des systèmes, avec un fort accent sur la fiabilité
du logiciel, et sur la tolérance aux fautes logicielles. J’ai développé ces travaux en collaboration avec d’autres chercheurs du groupe TSF, tout en maintenant une production scientifique personnelle. J’ai toujours considéré qu’autant il est naturel que nombre de publications soient co-signées, sous réserve bien sûr que tous les co-auteurs aient contribué de façon effective aux résultats présentés (ne pas confondre cosignature
et remerciements !), autant il est essentiel que tout chercheur publie sous son seul nom. Je suis ainsi seul auteur d’un bon quart de mes 172 articles dans des revues scientifiques, communications dans des actes de congrès, chapitres d’ouvrages, ouvrages (la production totale du groupe lorsque j’en étais responsable a été de 309 articles de revues et communications dans des actes). De même, en tant que responsable de groupe, j’ai naturellement insufflé des thèmes de recherche aux quinze chercheurs concernés, tout en leur ménageant la possibilité de tracer leur propre
route scientifique, ce que plusieurs d’entre eux ont fait avec succès, et je me suis toujours refusé à établir une structure hiérarchique entre les chercheurs. Le groupe TSF s’est, au fil du temps, affirmé comme un acteur de tout premier rang au sein de la communauté nationale et internationale de la recherche en sûreté de fonctionnement des systèmes informatiques.
Je ne résiste pas au plaisir de citer le jugement porté par le Comité scientifique du LAAS en octobre 1996, alors que j’allais quitter la responsabilité du groupe pour prendre la direction du laboratoire : “L’avis du Comité sur la présentation du groupe Tolérance aux Fautes et Sûreté de
Fonctionnement Informatique est assez facile à formuler, car ce qui nous a été présenté a reçu l’adhésion de tout un chacun sur le niveau et la qualité de ce groupe qui est le premier européen et peut-être mondial dans son domaine [...] Le groupe est un point extrêmement fort du LAAS et tout le monde se félicite de l’action qui est menée tant au niveau du groupe qu’au niveau du laboratoire commun LIS”.
Ce qui précède ne signifie nullement que je n’ai pas de regrets, celui en particulier de ne pas avoir su dégager le temps nécessaire à l’approfondissement de certains de mes résultats de nature théorique sur l’évaluation probabiliste de la fiabilité et de la disponibilité des logiciels.
L’éméritat m’en fournira peut-être l’occasion.
Je salue les chercheurs du groupe TSF avec qui j'ai vécu ces années, en particulier ceux avec qui j’ai rédigé des publications scientifiques : Jean Arlat, Christian Beounes, prématurément disparu en 1993, Alain Costes, Yves Crouzet, Yves Deswarte, Jean-Charles Fabre, Mohamed Kaâniche, Karama Kanoun et David Powell.
Une activité importante d’un chercheur est l’encadrement de doctorants, par la démultiplication des idées qu’ils apportent. Comme toute relation scientifique et humaine, elle s’accompagne de variété. Je continue à entretenir des relations, scientifiques et amicales, avec plusieurs de mes anciens doctorants, tels Jean-Paul Blanquart d’Astrium ou Pascal Traverse d’Airbus.
Les collaborations industrielles
Allier spéculations scientifiques au meilleur niveau international et concrétisations technologiques par des relations industrielles a été le style du LAAS depuis sa fondation. Ainsi, les recherches conduites au LAAS dépassent la scission schématique entre recherche fondamentale et recherche appliquée, étant les deux à la fois. Elles allient, selon le modèle du Quadrant de Pasteur, quête de compréhension fondamentale et souci d’utilisation, et contribuent de ce fait tant à la science qu’à la technologie.
J’ai conduit des travaux coopératifs avec l’industrie dès 1971, et de façon continue depuis lors, les partenaires industriels couvrant de nombreux secteurs d’activité. J’ai également eu une importante activité d’ingénieur conseil, en France et à l’étranger, pour la NASA par exemple. Ces relations recherche-industrie ont culminé avec la création du LIS. Le LIS a constitué une expérience hautement enrichissante, du point de vue organisationnel, par l'accueil dans un environnement académique d'ingénieurs de l'industrie pour des activités de recherche, mais aussi d'un point de vue scientifique, par l'enjeu que constitue l'ingénierie de la sûreté de fonctionnement informatique. En particulier, l'action pluridisciplinaire
entreprise avec des ergonomes cogniticiens pour la tolérance aux fautes d'interaction homme-système a largement contribué à cet enrichissement, une fois surmontées les difficultés inhérentes à la pluridisciplinarité lorsqu’elle associe des parcours et des cultures fort différents. Le travail en commun commence par des échanges verbaux, nécessaires pour la compréhension mutuelle. Cette compréhension verbale apparemment acquise, l’étape suivante, c’est-à-dire l’écriture conjointe, révèle en fait que la moitié du chemin seulement a été parcourue !
La direction du LAAS
La direction d'un laboratoire de la taille du LAAS (180 chercheurs et enseignants-chercheurs, 170 doctorants, 25 post-doctorants, 95 ITA, lors de mon mandat) fut une activité fort prenante. En termes d'actions d'ensemble, j'ai conduit la production d'un plan de développement à cinq ans, ainsi que l'analyse des forces, faiblesses, opportunités et menaces, analyse rendue publique. J'ai rassemblé les compétences du laboratoire dans deux domaines jusque-là disjoints, la communication multimédia et les microsystèmes, pour aboutir à la définition d'une plate-forme de télé-ingénierie coopérative en développement de microsystèmes, projet retenu dans le cadre du Contrat de Plan État-Région 2000-2006, et qui a
permis la rénovation et l’extension de la salle blanche, poursuivies par la suite. Afin de favoriser les dialogues scientifiques au sein du LAAS, les activités du laboratoire ont été décrites selon trois axes transdisciplinaires, Communication, Protection, Intégration, axes orthogonaux aux trois domaines disciplinaires traditionnels du laboratoire, l’Automatique, l’Informatique, la Microélectronique.
En termes d’organisation, j’ai bien sûr conservé ma conviction des méfaits des structures inutilement hiérarchisées, conviction renforcée par les résultats de la sociologie des organisations. Je ne résiste pas, à ce propos, à citer un précédent directeur du département des Sciences pour l’ingénieur du CNRS, Michel Combarnous, qui, en assemblée générale du LAAS, rappela que “dans la recherche, contrairement à l’armée ou à la SNCF, on peut parler à plus de quatre ou cinq personnes” ! En tant que directeur, je me suis considéré comme le “primus inter pares” des chercheurs, tout en accordant une attention soutenue aux ITA qui, du fait de l’attachement de leurs postes au laboratoire, dépendent eux hiérarchiquement du directeur, ce dernier ayant alors une influence sur leur déroulement de carrière. J’espère qu’avec Augustin Martinez, directeur adjoint avec qui l’entente fut parfaite, nous avons perpétué la fierté des personnels du LAAS de faire partie d’un laboratoire d’exception.
Les projets européens
La coordination de ReSIST fut une autre grande expérience, extrêmement prenante et variée, comportant des volets scientifiques, de direction d’un ensemble composite de chercheurs et d’administration de la recherche. Je ne m’attarde pas sur ReSIST, qui fait l’objet d’un autre article de cette Lettre, mais j’aimerais mentionner l’aide précieuse que m’a apportée Karama Kanoun dans sa conduite. Je saisis cependant l’occasion pour aborder les projets européens dans leur ensemble. J’ai participé dès le premier programme-cadre à nombre d’entre eux, et en ai co-dirigé, ou dirigé comme ReSIST, plusieurs. Malgré la lourdeur administrative qu’ils entraînent, ils offrent un champ de collaboration nettement plus vaste et
plus stimulant que les projets purement nationaux. Ils sont de plus devenus une des rares sources de financement appréciable. Les projets nationaux, tels que ceux financés par l’ANR, n’accordent qu’un soutien financier limité aux coûts marginaux induits, faisant l’hypothèse que l’environnement scientifique et technique des chercheurs participants est couvert par leurs institutions-mères, pour nous le CNRS, ce qui est loin de correspondre à la réalité.
La communauté internationale
L’implication dans la communauté internationale fait partie intégrante de la vie d’un chercheur. Voyager donc également, que ce soit pour présenter et soumettre à la critique ses résultats, échanger avec des collègues lors de congrès, gagner l’organisation d'autres congrès, ou pour l’exercice de responsabilités internationales. Certains collègues deviennent au fil du temps de réels amis, comme, outre Al Avizienis et Brian Randell déjà mentionnés, Bill Carter d’IBM Research, qui nous a malheureusement quittés en 1995, Marie-Claude Gaudel du LRI, Hermann Kopetz de l’Université de Vienne, ou John Meyer de l’Université du Michigan à Ann Arbor.
J’ai organisé plusieurs congrès internationaux. Le premier, en 1978, 7e Fault-Tolerant Computing International Symposium, témoigne de notre visibilité précoce. Je l'ai organisé de nouveau à Toulouse en 1993. Faire partie d’un comité des programmes d’une conférence internationale ou, a fortiori, le présider, est à la fois gratifiant par la reconnaissance qui y est associée, et exigeant par le volume de travail que cela implique pour l’expertise des soumissions. Ce travail a cependant une récompense difficilement égalable : la connaissance acquise grâce aux discussions pour la sélection des soumissions lors des réunions des comités. Ces discussions participent aussi à constituer et à souder les communautés. Je ne peux de ce point de vue que regretter la tendance actuelle, du fait de la pression financière, à substituer aux réunions physiques des réunions virtuelles, électroniques, aux discussions et aux relations sociales nettement moins riches.
Les voyages ne se limitent pas, ou ne devraient pas se limiter, à des courtes durées, et donner lieu également à des séjours prolongés dans des institutions étrangères afin de se confronter de façon approfondie à d’autres expériences, à d’autres cultures. J’ai fait de tels séjours au Brésil, à Singapour, et à plusieurs reprises aux États-Unis, qui se sont toujours avérés fructueux, par la confrontation approfondie avec d’autres expériences, d’autres cultures. J’ai de ce point de vue fortement apprécié l’expérience d’enseignement à UCLA, où j’ai séjourné neuf mois comme Invited Visiting Professor.
J’ai eu assez tôt des responsabilités internationales. Président en 1984-1985 du comité technique Fault-Tolerant Computing de l'IEEE Computer Society, j’ai été le premier président non nord-américain d'un comité technique de l'IEEE. L’essentiel de ces responsabilités s’est cependant exercé au sein de l’IFIP (International Federation for Information Processing) ; présidence du groupe de travail 10.4 Dependable Computing and Fault
Tolerance de 1986 à 1995 puis du comité technique 10 Computer System Technology de 1996 à 2002 ; vice-présidence de la fédération de 2002 à 2008. Les réunions informelles semestrielles du groupe de travail 10.4, dont je suis membre fondateur, sont toujours source de discussions approfondies, et parfois passionnées. Des invités occasionnels les ont souvent déclarées vivifiantes. Je crois y avoir éprouvé certaines de mes plus grandes joies intellectuelles.
L’enseignement
Autre volet de la palette des divers aspects de la vie d’un chercheur, l’enseignement. Il permet bien sûr de transmettre des connaissances, nécessite de les synthétiser et offre la possibilité de recruter des doctorants. J’ai ainsi enseigné dans les universités de Toulouse et de Compiègne et encore aujourd’hui dans des écoles d’ingénieurs, notamment Sup’Aéro, l’ENSICA, l’école de mes débuts, et l’ENSEIRB à Bordeaux. Bien que le CNRS n’y oblige nullement, un chercheur qui n’enseignerait pas est pour moi un mystère !
© LAAS-CNRS/Daniel Daurat
A propos du CNRS
J’en viens au CNRS justement. Il m’a permis de vivre une vie passionnante. Même s’il ne fournit pas toutes les conditions matérielles souhaitables, il permet, à qui veut s’en donner la peine, de tracer une route scientifique, en toute liberté académique. Personne ne m’a enjoint d’entreprendre des recherches en sûreté de fonctionnement informatique ! Le CNRS a su reconnaître mes résultats, dans le déroulement de ma carrière comme en me décernant la Médaille d’argent de la Recherche scientifique, distinction qui m’est la plus chère de celles que j’ai reçues, avec bien sûr le Prix
de l’Académie des sciences.