Publication trimestrielle du Laboratoire
d'analyse et d'architecture des systèmes du CNRS
Quel est le point commun entre l'horaire du prochain passage d'un bus, la température ambiante et une offre de garde d'enfants ? Ce sont des informations locales, aujourd’hui traitées par les infrastructures classiques, comme le réseau 3G, au risque de le saturer. La création de systèmes locaux s’appuyant sur des terminaux mobiles offrirait un traitement plus robuste et respectueux de la vie privée. Pour obtenir un modèle à partir de l’observation de topologies de communication sans fil, une équipe du LAAS fait le choix de se fonder sur l’observation de dynamiques spatiales humaines.
Internet était il y a 10 ans encore utilisé presque exclusivement pour la consultation de données statiques, les technologies numériques relaient aujourd’hui des informations dynamiques et locales, comme la météo de la prochaine heure, l'état du trafic ou le nombre de vélos disponibles à la prochaine borne. Cette évolution des usages et l’augmentation des volumes échangés risquent de saturer les infrastructures classiques, comme le réseau 3G, jusqu’à un point de rupture. En outre, la consommation régulière des données numériques offre aux fournisseurs et à leurs intermédiaires une mine d'informations dont la commercialisation prend de l’ampleur, avec comme effet une exposition sans précédent de la vie privée. Enfin, l'utilisation massive des systèmes d'information augmente notre dépendance à ceux-ci, et par là aux infrastructures complexes sur quoi ils reposent. Cela peut s'avérer problématique, par exemple en cas de catastrophe naturelle ou d’événement majeur imprévu. Pour désengorger ces réseaux et éviter la situation paradoxale d’informations perdues au moment où elles seraient cruciales, il est possible d'imaginer des systèmes non plus centralisés mais locaux, plus robustes et respectueux de la vie privée.
Terminaux mobiles très mobiles
Un support est naturellement à disposition: le réseau formé par les utilisateurs de terminaux mobiles. Ces derniers sont dotés de capacités de traitement de l'information et de communication dont la mise en commun pourrait profiter à l’ensemble. Cette approche existe déjà dans le monde des ordinateurs fixes sous la forme de systèmes répartis, les principes cependant diffèrent. Un ordinateur fixe est presque toujours allumé et connecté à Internet et peut contacter virtuellement n'importe quel autre ordinateur également connecté sans considération de distance. Le concepteur d'un système réparti utilisant des ordinateurs fixes est ainsi libre de créer la topologie de communication souhaitée. La situation est plus complexe avec des terminaux mobiles. Leurs capacités de communication ont une portée limitée à quelques mètres (une dizaine dans le cas du bluetooth) et un terminal ne pourra communiquer qu'avec les plus proches. Le concepteur n'a plus de liberté quant à la topologie de communication, laquelle est dynamique de surcroît : les terminaux suivent les pérégrinations de leurs utilisateurs, les voisinages changent et la topologie de communication évolue en conséquence. La maîtrise de ce nouveau support pour les applications réparties est la clé de la distribution du système d'information, mais c'est un défi au regard des contraintes qu'il impose aux applications souhaitant l'exploiter.
© Anne Mauffret/LAAS-CNRS
Une cabane dans un arbre
Pour développer des applications réparties sur les terminaux mobiles, il convient donc d’abord de maîtriser et donc comprendre ce dynamisme. Construire une cabane au sol est aisé. C’est plus complexe dans un arbre qui n'offre pas de base plane, pousse et change au cours des saisons dans une dynamique inégale où le tronc notamment reste stable et évolue peu. Cette observation sera exploitée et l’on fixera des traverses entre des troncs pour y clouer un plancher plan et stable, après quoi la réalisation de la cabane sera aussi simple qu’au sol. C'est cette stabilité dans le dynamisme des topologies de communication qui est difficile à trouver. La connaissance des arbres est ancienne, leur observation peut de plus se faire à l'œil nu. Il n'en est pas de même pour les topologies de communication sans fil des terminaux mobiles. Observer ces topologies - ou graphes de terrain - requiert une boite à outils mathématique adaptée. Bien que les outils d'analyse de graphes se soient considérablement développés au cours des dernières décennies, la majorité des outils est conçue pour des topologies statiques. L'aspect dynamique représente là encore un défi. Une première approche pour comprendre les particularités de ces topologies est d'essayer de les reproduire artificiellement, en développant au préalable un modèle capable de les générer de manière réaliste.
© LAAS-CNRS
Obtenir un tel modèle vise trois objectifs. Évaluer notre degré de compréhension du phénomène : tant que le modèle n'est pas assez réaliste, cela veut dire que notre compréhension est insuffisante. Générer artificiellement des topologies aurait un intérêt pratique dans le développement d'applications réparties en permettant leur simulation. Enfin, un tel modèle permettrait une approche et une manipulation théorique du problème.
L’approche expérimentale de Souk pour comprendre les foules
Pour établir un tel modèle, le projet Souk[1] propose l'observation des dynamiques spatiales humaines, se concentrant sur les rassemblements publics et les évènements sociaux. Une des raisons de ce choix se fonde sur l’intuition que, pour modéliser les graphes de terrain, il convient aussi de caractériser les déplacements humains et leurs causes, notamment dans leur dimension sociale. Sont capturées à la fois les positions des individus (et donc des terminaux mobiles qu'ils transportent) et leurs interactions sociales. L'événement public est le lieu idéal de telles observations.
© Arthur Bramao/LAAS-CNRS
L'expérience consiste à équiper chaque individu composant une foule d'un capteur sur chaque épaule. Ces capteurs sont localisés dans l'espace avec une précision d'environ 15 cm par un réseau de bornes entourant l'espace d'expérimentation, grâce à une technologie Ultra Wide Band. A partir des données collectées, la partie logicielle de Souk reconstruit l'orientation de chaque individu et en déduit ses interactions sociales. Souk a été déployé avec succès lors de l’inauguration du bâtiment Adream au LAAS les 4 et 5 Juillet 2012. A chaque déploiement, environ une cinquantaine de personnes ont été équipées. Plus d'un demi-million de positions ont ainsi été collectées.
© Arthur Bramao/LAAS-CNRS
C'est là que commence le travail scientifique puisqu'il s'agit de développer les outils permettant d'extraire de l'information pertinente de cette masse de données. Quelques résultats surprenants apparaissent déjà. Prenons par exemple le phénomène se déroulant autour des buffets. Lors des deux manifestations, deux buffets offrant sensiblement les même prestations étaient à disposition des invités : mêmes nourritures, mêmes boissons. Il est raisonnable de penser que chacun ait choisi de manière opportuniste le buffet le plus proche ou le plus accessible. Les données collectées tendent à exprimer le contraire : les positions capturées indiquent davantage un comportement de spécialisation où la majorité des individus fréquente de manière quasi-exclusive un buffet « préféré ».
Le buffet ou le serveur ?
Cette observation attire l’attention sur deux points. Les modèles de mobilité actuellement utilisés supposent en général un comportement globalement aléatoire des individus. L'individu abstrait de ces modèles n'a pas de mémoire par exemple. Il est ainsi impossible d'utiliser ces modèles pour représenter une spécialisation telle que celle observée pour les buffets : ceux-ci sont insuffisants. Il faut donc développer de nouveaux modèles, plus pointus, à l'aide des observations ainsi réalisées. Ensuite, face à l'observation d'une telle spécialisation dans les buffets se pose la question des critères de choix. Les invités préfèrent-ils un buffet plutôt que l'autre en fonction du serveur qui le tient ? Peut-être préfèrent-ils utiliser le buffet connu plutôt que d'en découvrir un autre, quitte à se déplacer un peu plus dans une foule compacte ? Si la réponse à ces questions n'a pas d'impact direct sur le développement d'applications réparties sur terminaux mobiles, la maîtrise d’un tel modèle cependant, dépassant le champ de l’informatique, intéresse déjà d’autres disciplines comme les neurosciences, l’éthologie, l'économie et la physique théorique avec lesquelles des collaborations ont débuté.
[1] Spatially Observing hUman Kinetics