Publication trimestrielle du Laboratoire
d'analyse et d'architecture des systèmes du CNRS
Jean-Bernard Lasserre, directeur de recherche au CNRS, mène ses recherches au LAAS, dans le domaine de l’automatique, depuis 1980. Ses travaux, intégrant des outils de géométrie algébrique pour résoudre des problèmes d’optimisation, viennent d’être récompensés par le prix Lagrange. Dans un entretien avec une collègue chercheuse de son groupe au LAAS, il évoque sa vie scientifique, ponctuée de séjours dans des universités étrangères, livre sa vision sur sa discipline, sur la nécessité des voyages et de l’échange, sur le CNRS et sa place dans l’organisation de la recherche en France.
Vous avez fait vos études supérieures à l’ENSIMAG[1]à Grenoble, comment êtes-vous venu à la recherche ?
Pour mon stage de 3e année de l’ENSIMAG, j’ai été encadré par J.-P. Gauthier et ce stage m’a donné envie de continuer la recherche. Je suis ensuite venu à Toulouse pour des raisons personnelles et j’ai démarré une thèse au LAAS, encadrée par F. Roubellat, puis un Postdoc au département Electrical Engineering and Computer Science, EECS, de l’Université de Californie à Berkeley. Ce stage était initialement prévu avec E. Polak mais pour des raisons scientifiques, j’ai finalement travaillé avec P. Varaiya. L’envie de faire une thèse m’est venue lors mon stage de 3e année. C’était devenu une évidence et l’ENSIMAG était l’endroit parfait pour avoir des sujets dans le domaine des mathématiques appliquées. Mon sujet de stage concernait la boucle fermée pour le contrôle d’une colonne de distillation dans l’industrie chimique et mes sujets de thèse de doctorat et doctorat d’Etat étaient aussi plutôt appliqués, mais j’étais dès le début attiré par des approches plus théoriques.
Un post-doctorat aux Etats-unis en 1979, de nombreuses missions à l’étranger depuis, que représentent les voyages dans votre travail ?
Voyager, c’est pour moi plusieurs choses. D’abord se confronter et communiquer avec d’autres chercheurs du domaine et éventuellement collaborer avec eux. En France, à cette période, il n’y avait pas vraiment de chercheurs sur le sujet des processus de décision Markoviens et donc voyager était très important, d’autant plus qu’Internet n’était qu’à son tout début. J’ai toujours tâché de faire des séjours dans les équipes qui m’intéressaient à l’occasion de déplacements à des conférences, ou en montant une collaboration dans le cadre des accords qu’a le CNRS avec certains pays.
On trouve rarement une personne travaillant exactement sur le même sujet et l’on est obligé de regarder des choses un peu différentes. C’est ce qui est motivant et qui fait progresser.
C’est par ailleurs toujours agréable de donner des séminaires pour faire connaître son travail dans des endroits d’excellence et trouver des interlocuteurs scientifiques spécialistes dans son domaine. On trouve cependant rarement une personne travaillant exactement sur le même sujet et l’on est obligé de regarder des choses un peu différentes. C’est ce qui est motivant et qui fait progresser. Finalement tout cela a beaucoup influencé mon travail. Par exemple, j’ai collaboré pendant plus de 15 ans, depuis 1985, avec un chercheur mexicain, O. Hernández-Lerma, sur les processus de décision Markoviens. Lui était très théoricien et cela m’a fait regarder des choses que je ne connaissais pas très bien, par exemple en analyse fonctionnelle et théorie de la mesure, ce que je n’aurais pas fait si j’étais resté sur des sujets plus appliqués. C’était très motivant, et le côté humain de cette collaboration était également très agréable et enrichissant. Ainsi, suite à ma thèse d’Etat soutenue en 1984 sur les horizons de planification, mon travail s’est naturellement orienté vers des sujets plus mathématiques tels que les probabilités et processus de décision Markoviens, les chaînes de Markov sur des espaces de Borel.
Je me sens très globe-trotter, mais surtout, personne au LAAS ne travaillait vraiment sur certains sujets qui m’intéressaient, et j’étais donc de fait assez isolé sur une partie de mes thématiques. Sur la partie “gestion de production”, j’ai tout de même gardé assez longtemps une activité en collaboration avec des chercheurs du LAAS. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la géométrie algébrique réelle et la théorie des moments pour l’optimisation polynomiale en 1999, Didier Henrion, chercheur au LAAS, est venu me voir car il voulait développer un algorithme utilisant cette méthodologie. Cela a marqué le début d’une collaboration fructueuse, qui continue encore cette année par l’encadrement de deux doctorants.
Aviez-vous identifié l’article[2]qui a été récompensé par le prix Lagrange comme une contribution majeure de votre part dans le domaine ?
Quand cet article a été accepté pour publication dans SIAM, Journal of Control and Optimization, j’ai eu de très bonnes critiques de la part des rapporteurs. Oui, j’aime assez ce résultat bien que mon article le plus cité dans le domaine ne soit pas celui-là mais le précédent, publié en 2001, sur la théorie des moments et l’optimisation globale. Celui qui a été récompensé baigne aussi dans le domaine des moments. C’est une contribution théorique sur la représentation des polynômes positifs. J’étais content de la tournure technique et je trouve que c’est un résultat intéressant, mais ce n’est pas l’article qui a eu le plus d’impact. Peut-être parce que, même si c’est dit dans l’article, on ne voit pas tout de suite à quoi cela peut servir. D’ailleurs, dans la citation associée au prix, il est précisé que c’est aussi l’ensemble de ma contribution en optimisation polynomiale qui est saluée, cet article étant, selon moi, finalement plutôt un prétexte.
Pouvez-vous expliquer brièvement quelle avancée a été saluée ?
Cet article concerne les polynômes positifs et les polynômes qui sont sommes de carrés, ces derniers étant beaucoup moins nombreux. J’ai montré qu’on pouvait quand même approcher tous les polynômes positifs par des polynômes sommes de carrés. C’est donc un résultat de densité (au sens de la norme L1 ). C’est un exemple de contribution plutôt théorique qui permet cependant des applications numériques concrètes. J’ai été en fait assez surpris par ce prix, connaissant le lobbying habituel autour des prix aux Etats-Unis et que l’on pratique peu en France. Je savais que quelqu’un m’avait nominé, mais on n’est jamais sûr que cela va marcher. Par ailleurs, cet article de 2006 a été réadapté pour être publié en 2007 dans la section SIGEST du journal SIAM Review, vitrine de la société savante SIAM et des mathématiques appliquées. Cela a peut-être contribué à sa visibilité.
Etes-vous particulièrement fier de ce travail par rapport à d’autres ?
Je suis surtout content et conscient d’avoir travaillé au bon moment dans ce domaine-là. Il y a toujours un peu de chance dans tout cela. On peut travailler sur certains sujets très intéressants et obtenir des résultats originaux, mais s’ils n’arrivent pas au bon moment, ils ne sont pas aussi bien reconnus. Dans ce cas, P. Parrilo, qui a fini son doctorat à Caltech en 2000, a fait un travail très semblable presque au même moment, lui en thèse et moi avec d’abord une note dans les comptes rendus de l’Académie des sciences en 2000.
Il est maintenant au MIT et c’est un vrai rouleau compresseur. Si j’étais arrivé sur ce sujet un tout petit peu plus tard, il aurait déjà “balayé le terrain” et je n’aurais pas eu la même reconnaissance. C’est quelqu’un avec qui j’ai des échanges. On est concurrents, mais on s’aime bien et c’est source d’émulation scientifique.
Ce résultat a été valorisé avec le concours d’un autre chercheur du LAAS. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Effectivement, avec Didier Henrion, déjà mentionné, nous avons développé GloptiPoly à partir de ce travail et on peut dire que c’est le premier logiciel qui permet de résoudre ou d’approximer, pour des tailles encore modestes, le problème généralisé des moments. Les applications sont très nombreuses. Je viens d’ailleurs de publier un livre[3] qui explique la théorie et décrit quelques exemples d’applications du problème généralisé des moments. Il s’agit d’un problème d’optimisation infini-dimensionnel dont les inconnues sont des mesures de probabilité et les contraintes sont décrites par des fonctionnelles linéaires. Le support des mesures, qui peut être très compliqué, permet de modéliser un grand nombre de situations et donc, bien que l’énoncé du problème soit très simple (deux lignes !), il recouvre de nombreuses applications dans des domaines variés. Ce problème des moments, formulé il y a longtemps, servait essentiellement d’outil théorique de modélisation et d’existence de solution pour certains problèmes, mais on ne savait pas le résoudre numériquement sinon dans des cas très particuliers. La nouveauté de notre contribution est de pouvoir faire du calcul effectif si l’on se restreint au cadre semi-algébrique, c’est-à-dire quand le support de la (ou les) mesure(s) inconnue(s) est un ensemble semialgébrique basique et les fonctions à intégrer sont des polynômes, ou à la rigueur parfois des polynômes par morceaux ou des fonctions rationnelles. On combine alors des résultats puissants, relativement récents, de géométrie algébrique réelle, avec l’outil d’optimisation convexe qu’est la programmation semi-définie. Il y a une autre partie de mon activité scientifique que je trouve un peu “exotique” et sur laquelle je viens aussi d’écrire un livre[4]. J’espère qu’il suscitera quelque intérêt dans la communauté “recherche opérationnelle”. Il concerne la programmation entière et le comptage de points entiers dans les polytôpes, et utilise les fonctions génératrices. La géométrie algébrique apparaît là aussi mais pas du tout comme avec les polynômes positifs !
Vous encadrez simultanément trois nouvelles thèses. Comment cela s’intègre- t-il dans vos activités ?
Deux sont co-encadrés avec Didier Henrion. Je n’avais pas eu de thésard depuis longtemps car je préfére n’avoir personne plutôt que des étudiants peu formés dans mon domaine. Le réservoir naturel du LAAS pour les futurs doctorants (formation EEA et informatique) n’est pas adapté à mes besoins plus orientés vers les mathématiques appliquées. J’avais donc peu de candidats intéressés par mes sujets. J’ai donné des cours à l’université Paris VI pour tenter d’en récupérer mais les élèves ont souvent déjà le stage, puis la thèse, prévus avec des chercheurs parisiens. Les trois doctorants qui commencent vont travailler sur des sujet connexes. L’un sur l’optimisation paramétrique, avec un point de vue plutôt théorique – il vient d’une formation de l’Institut de mathématiques d’Hanoï au Viêtnam - et les deux autres avec des sujets plus appliqués (vision, problèmes de contrôle) utilisant l’approche des moments et des polynômes positifs. L’encadrement des doctorants, selon leur niveau, peut soit représenter un stimulus pour explorer d’autres voies, soit permettre d’approfondir sa connaissance d’un domaine et traiter ensuite des applications ou explorer des exemples, pour éventuellement retourner en amont.
Une part importante du travail d’un chercheur consiste désormais à rechercher des financements en répondant à des appels à projets. Quelle est votre expérience dans ce domaine ?
Je ne suis apparemment pas très doué pour décrocher des contrats, et pourtant j’ai essayé. J’en ai quand même obtenu quelques-uns, finalement peu pour mes efforts. Par exemple, une visite de démarchage au laboratoire d’IBM de Yorktown Heights, suscitée par un ingénieur d’IBM-Toulouse à l’époque où je voulais vendre une idée de planification et ordonnancement intégrés en gestion de production, s’est soldée par un flop complet ! De même, un de mes anciens thésards, professeur et consultant pour EADS, a essayé de présenter et “vendre” mon travail en optimisation polynomiale à son sponsor chez EADS qui lui a répondu : non, non, les polynômes, ça ne nous intéresse pas ! J’ai été responsable d’un contrat ANR blanc[5], avec Didier Henrion, qui a été cité comme exemplaire et félicité à son terme. Beaucoup de publications, de résultats, en 2005 le prix D. Marr de Didier Henrion en vision assistée par ordinateur, un article nominé en Mathématiques financières en 2006, un article SIAM review. On m’a même demandé de le présenter aux journées bilan de l’ANR. Et pourtant, notre demande de renouvellement n’a pas abouti, avec comme critique l’absence de collaborations extérieures !
Comment vous sentez-vous touché par la réforme de la recherche, et celle du CNRS en particulier ?
Depuis mon entrée au CNRS en 1980, on nous annonce presque chaque année des nuages qui s’amoncellent au-dessus du CNRS et menacent son existence. Je suis donc devenu assez philosophe. Ceci dit, les transformations récentes sont assez profondes pour que l’on s’inquiète légitimement quant à l’existence et la pérennité du CNRS.
Je suis très sceptique sur les projets finalisés dans les labos, en tout cas dans mon domaine. Je ne pense pas que la mission du CNRS soit de sauver l’industrie française !
Je pense qu’en recherche, il faut accepter que l’essentiel du travail soit incrémental. De temps en temps, quelque chose sort de l’ordinaire, une brèche est mise en avant et éventuellement récompensée. Mais cette brèche a aussi bénéficié de l’accumulation de ce travail incrémental moins spectaculaire et plus anonyme, qu’il ne faut pas dénigrer. Évidemment on peut aussi être frustré de n’être pas celui qui apportera une des contributions marquantes dans le domaine. Je suis très sceptique quant aux projets finalisés dans les labos, en tout cas dans mon domaine. Je ne pense pas que la mission du CNRS soit de sauver l’industrie française ! Aux Etas-Unis, le fameux transfert dans l’industrie dont on parle tant se fait essentiellement par les doctorants et les masters formés dans les universités de pointe, qui inondent l’industrie et les start-up. En France et malgré certains progrès, c’est loin d’être le cas car le doctorat n’est toujours pas bien reconnu dans l’industrie où la culture ingénieur prévaut. Par ailleurs, je remarque que mes collègues américains en génie n’ont pas besoin de monter des dossiers avec des dizaines de partenaires pour obtenir un financement, quasi récurrent, de la NSF ! Un professeur et quelques étudiants suffisent. Sur la base du travail projeté et des antécédents de l’équipe, ils sont financés sur des projets que l’on peut souvent qualifier de “blancs”. Sans parler des moyens financiers, toujours fournis par la NSF, dont disposent les instituts de mathématiques américains qui peuvent inviter tous frais payés leurs collègues étrangers pour des conférences spécialisées ou des séjours. La version française de ce type de financement par l’ANR pourrait être positive. Mais je ne sais pas comment cela va évoluer, l’attribution des fonds étant un peu opaque et sans pérennité assurée. Le principe n’est pas mauvais en soi, l’important réside dans la politique scientifique que l’ANR met en œuvre. Il faut se souvenir qu’avant, il n’y avait pratiquement rien d’autre que des fonds symboliques pour financer des projets blancs. Le nouvel outil, qui permet en particulier de financer des projets ne faisant pas nécessairement appel à des collaborations avec l’industrie, est donc plutôt bon. Tout dépend de la volonté qui le sous-tend et de la transparence des procédures. Avec le nouveau découpage du CNRS en 10 instituts, le LAAS est désormais affilié à l’INSIS[6] et secondairement à l’INS2I[7]. Je suis pour ma part à la fois au LAAS et à l’Institut de mathématiques de Toulouse, IMT, et cette double affiliation me place déjà sur deux instituts du CNRS. Cette double affiliation avait pour but de me permettre de mettre plus en avant certaines de mes activités qui ne sont pas dans les thématiques principales de mon groupe, orienté commande, au LAAS. C’est donc pour moi une question de visibilité, mais je n’interagis pas autant que j’aurais imaginé avec les gens de l’IMT. Historiquement, les processus de décision Markoviens étaient mon occupation principale au moment de ma candidature pour rejoindre l’IMT mais je travaille depuis plutôt en collaboration avec l’équipe d’optimisation avec laquelle j’ai quand même beaucoup de contacts.
Plusieurs belles motos sont visibles sur votre page personnelle sur le site web du LAAS. Qu’en faites-vous ? Avez-vous d’autres loisirs ?
Une seule des motos est en activité ! L’autre, la sportive jaune, a été accidentée. J’ai été un vrai motard mais maintenant, je suis plutôt un motard du dimanche, et même de l’été ! Je viens finalement souvent au LAAS en voiture mais je me sers beaucoup de la moto pour me balader, vers l’Espagne, dans les coins où il fait bon, et dès que l’été arrive. Je trouve d’ailleurs que voyager devrait aller de soi dans notre métier. Je suis étonné qu’il n’y ait pas plus de chercheurs, surtout les jeunes, juste après leur thèse, qui aient envie de voyager. À mon époque, on se ruait sur les bourses de l’IRIA, l’actuel INRIA ! Les missions de travail ne sont pas des voyages de loisir mais on peut parfois combiner les deux, et l’interaction avec des collègues du même domaine, qui sont parfois aussi des amis n’en est que plus plaisante. Pour ma part, j’ai toujours essayé, quand je partais en déplacement pour une conférence, de passer deux semaines en plus dans le pays, en contactant des collègues locaux pour faire un séminaire, maintenir des contacts et éventuellement des collaborations, à moindres frais finalement. C’est par exemple le cas de plusieurs de mes séjours à Berkeley, Stanford, ou au MIT, lieux d’excellence, très motivants dans mes domaines de travail et dans un environnement agréable.
J’écoute aussi du rock et je suis un fan mais je ne sais pas en jouer. Mes favoris sont par exemple Pink Floyd, Santana. Ce goût, je l’ai depuis que je suis adolescent. Je connaissais bien San Francisco et ses lieux les plus rock. Récemment un collègue m’a aussi rapporté de New-York un tee-shirt du CBGB, lieu de musique mythique des années 80 à New-York. Et je suis presque imbattable sur les Hard- Rock cafés de beaucoup de lieux ! Finalement, moto et Rock sont les complémentaires détente de mes activités scientifiques. Ça fait planer un peu aussi !
[1] Ecole nationale supérieure d’informatique et de mathématiques appliquées.
[2] 2 Lasserre, B. A sum of squares approximation of nonnegative polynomials., SIAM J. Optim. 16 (2006), no. 3, 751—765 et SIAM Review 49 (2007), no. 4, 651--669.
[3] Moments, Positive Polynomials and Their Applications, Imperial College Press, 2009.
[4] J.B. Lasserre Linear and Integer Programming vs Linear Integration and Counting, Springer-Verlag, 2009.
[5] MOGA : Moments, Optimisation et Géométrie Algébrique.
[6] Institut des sciences de l’ingénierie et des systèmes.
[7] Institut des sciences informatiques et de leurs interactions.